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Jean-Daniel Boyer “Adam Smith problem ou problème des sciences sociales?”

October 31, 2014 Leave a comment

Boyer, Jean-Daniel 2009. Adam Smith problem ou problème des sciences sociales ? Détour par l’anthropologie d’Adam Smith. Revue Française de Socio-Économie 1(3) : 37-53.

L’anthropologie smithienne est fondée sur un présupposé majeur : l’égalité naturelle entre les hommes. Ceci explique que l’humanité est, selon l’auteur, composée de frères et d’égaux (brethren). (38)

L’inégalité de fait entre les hommes n’est donc pour Smith que le produit des structures sociales et de la socialisation des individus. D’après lui, tous les hommes, égaux par nature, sont mus par des déterminations similaires et universelles, établies originellement par une Divinité créatrice et bienveillante qui apparaît comme le grand Législateur de l’Univers [Dermange, 2003]. (39)

L’homme est tout d’abord, selon Smith, mû par des passions que l’auteur recense essentiellement dans la Théorie des sentiments moraux et dont il dresse une typologie. Il existerait cinq genres de passions : « les passions ayant le corps pour origine », « les passions qui ont pour origine une disposition particulière ou une habitude de l’imagination », « les passions asociales », « les passions sociales » et « les passions égoïstes ». (39)

L’homme est tout d’abord déterminé par des passions physiques qui garantissent à la fois sa conservation et sa reproduction. Une recension de ce type de passions figure dans la Théorie des sentiments moraux et dans les Lectures on Jurisprudence et fait apparaître « la faim, la soif et la passion sexuelle comme les composantes essentielles de l’espèce humaine » [Smith, 1766, p. 527, LJB 300]. (39)

À côté de ces passions corporelles rapprochant l’homme de l’animal, se tient un deuxième type de déterminations constitué des « passions de l’amour de soi » [Brown, 1994, p. 94] comprenant ce que Smith nomme les « passions égoïstes » ainsi que les « passions nées d’une disposition particulière ou d’une habitude de l’imagination ». L’individu est en effet déterminé par sa tendance à se soucier davantage de son propre sort et de sa propre situation que de ceux de ses semblables. (39)

Au final, les passions égoïstes et les passions ayant pour origine une disposition particulière ou une habitude de l’imagination se confondent en passions de l’amour de soi qui pourraient également s’apparenter à des passions égocentriques. Car, « là où Rousseau et la tradition analysée par Hirschman repèrent deux principes actifs : les intérêts – amour de soi – et les passions – amour-propre –, Smith a le génie de voir qu’un seul principe est à l’œuvre » [Dupuy, 1992, p. 103]. L’individu smithien est donc naturellement égocentrique. C’est à ce type de passions égoïstes que nous ferons référence quand nous parlerons d’intérêt. (40)

L’esprit humain est structuré à partir de trois principes spécifiques. La première faculté de l’esprit est la capacité humaine d’associer des idées que Smith dénomme l’imagination. Elle se présente comme cette capacité humaine à relier abstraitement une infinité de choses ou de phénomènes. (41)

Mais l’imagination se trouverait également contrariée quand la raison, tel un tribunal, lui refuserait d’établir un lien entre deux phénomènes compte tenu de l’incohérence de celui-ci. En effet, il existe à côté de l’imagination une autre faculté de l’esprit : la raison qui apparaît comme la capacité humaine réflexive et critique, régie par un impératif de cohérence [Biziou, 2003]. Refusant les liens incohérents, elle est la capacité qui canalise et balise les itinéraires de l’imagination, établissant un ordre convenable et logique entre les choses. (41)

Une fois les liens imaginaires jugés suffisamment cohérents ou vraisemblables par la raison, ils seraient conservés. Apparaît ainsi implicitement une troisième faculté de l’esprit humain : la mémoire, sorte de fonds ou de stock de connaissances potentiellement valides. La mémoire ressemble à un répertoire de liens imaginaires établis et approuvés dans le passé, par la raison ou la pratique, à laquelle l’imagination peut avoir recours, dans le présent ou l’avenir, pour établir des liens entre les phénomènes ou anticiper la survenue d’événements nouveaux. (41-42)

Des facultés de l’esprit et plus particulièrement de l’imagination dérivent, dans l’analyse de Smith, une tendance proprement humaine que l’auteur dénomme, à l’instar de David Hume [Hume, 1739], la sympathie. Elle est un lien spécifique effectué par l’imagination et se présente comme la capacité d’établir des liens abstraits entre des âmes physiquement isolées. (42)

Elle apparaît véritablement comme une modalité de l’imagination. En effet, alors que l’imagination comble les vides (gap) existant entre les phénomènes, la sympathie comble les distances séparant les hommes. (42)

Si ni la sympathie, ni les passions, ne parviennent à expliquer la possible existence des sociétés qui ne peuvent se conserver sans justice [Smith, 1759, p. 140-141, TMS, II, ii, 3, 1],il faut donc qu’il existe un principe singulier supplémentaire. C’est ici que se joue l’originalité de l’analyse smithienne. De telles facultés résident, en effet selon l’auteur, dans le cœur de l’homme et sont personnifiées par la figure du « spectateur impartial » qui apparaît comme la conscience morale individuelle. Ce spectateur impartial serait le lien unissant chaque individu à la Divinité, à ses volontés et à ses caractères. (43)

Ce spectateur impartial, instance du jugement moral, serait la faculté permettant de canaliser les passions de l’amour de soi et d’affirmer les passions sociales ainsi que les impératifs de justice. C’est pourquoi « l’homme idéal au-dedans du cœur est, pour Smith, la voix de Dieu à cause de la force avec laquelle il “fait taire” les passions de l’amour de soi » [Campbell, 1975, p. 81]. L’homme porterait donc, en lui, l’empreinte du sens de la justice divine. (43 – normes a priori)

[…] la sympathie, considérée comme la capacité de l’individu à partager les affections et l’expression des passions d’autrui en situation, serait ainsi le critère du jugement pratique, de la convenance ou de l’inconvenance de l’action [Haakonssen, 1981]. Néanmoins, la convenance d’une action ne permet pas d’assurer sa moralité. Dans une société de malfrats, la sympathie reviendrait, en effet, à tout malfaiteur. (44-45)

La sympathie et le jugement de convenance d’une action sont donc déformés par le statut social et par les richesses, « causes de la plus grande et de la plus universelle corruption de nos sentiments moraux » [Smith, 1759, p. 103-104, TMS, I, iii, 3, 1]. Pour conclure, nous percevons que la morale pratique est tributaire de la situation et des imperfections de la sympathie. Elle n’offre, finalement, les clés que d’une morale en situation ou d’une « petite morale ». La sympathie, seule, ne parvient à faire émerger que des règles de convenance en situation, desquelles aucune proposition universelle ne peut advenir. (45)

Alors que la morale pratique a pour objet la convenance, la morale abstraite vise à juger du mérite d’une action. Si la première recourt au jugement d’un spectateur réel, la seconde procède davantage de l’abstraction et fait appel au spectateur impartial. Ainsi, dans le jugement moral abstrait, un juge fictif et extérieur à la situation apparaît. (45)

Ce type de jugement a en effet des motifs supérieurs : la justice et le bien commun. Mais rien n’assure qu’un jugement tentant d’évaluer le mérite d’une action y parvienne véritablement. Certes, les injonctions du spectateur impartial, perçues comme des lois divines se présentent comme le centre de gravité des jugements moraux individuels. Mais, à côté d’elles, existent également des forces centrifuges, celles des passions de l’amour de soi et des intérêts privés que Smith désigne quelquefois par le qualificatif de « spectateur partial ». Deux forces s’affronteraient au moment de juger du mérite ou du mérite d’une action, ce qui explique pourquoi l’homme n’est pas mécaniquement vertueux. L’individu serait ainsi libre de choisir de se rapprocher soit des injonctions du spectateur impartial, représentant de la Divinité juste et bienveillante en étouffant ses passions égoïstes, soit du monde animal régi par les passions isolantes de l’amour de soi et des intérêts particuliers [Smith, 1759, p. 234, TMS, III, v, 7]. (46)

La conversation, par l’exercice dialogique pratique qu’elle impose et le fréquent recours à la sympathie qu’elle nécessite, révèle la conscience morale de l’individu. Elle constitue également le moment d’un entraînement développant les capacités individuelles d’abstraction et de distanciation nécessaires pour accéder aux lois divines. Par l’interaction avec ses homologues, l’homme parviendrait alors à éveiller sa propre conscience morale. (46)

Le respect de la morale pratique permettant l’échange conversationnel serait donc une condition d’accès aux injonctions du spectateur impartial gage d’un juste jugement nécessaire à l’affirmation du bien commun. C’est ainsi que nous pouvons comprendre la dynamique de l’histoire conjecturale des sociétés humaines que nous propose Smith et que Ronald Meek appela « The Four Stages Theory » [Meek, 1977, p. 22]. À la suite de l’intensification des échanges conversationnels et marchands, les sociétés se pacifieraient et s’enrichiraient progressivement. Le développement des échanges conversationnels serait ainsi le gage de la révélation progressive du spectateur impartial engendrant un procès de civilisation marqué par l’harmonisation graduelle du monde. Il serait également le gage de l’enrichissement des nations. (47)

De même que l’utilité est insuffisante pour rendre compte de la recherche des richesses, de même l’intérêt n’est pas, pour Smith, le seul motif à l’œuvre dans la sphère économique. L’échange marchand par exemple n’exclut pas que des passions sociales telles que la bienveillance entrent en jeu. (49)

« L’homme a presque continuellement besoin du secours de ses semblables, et c’est en vain qu’il l’attendrait de leur seule bienveillance. Il sera bien plus sûr de réussir, s’il s’adresse à leur intérêt personnel et s’il les persuade que leur propre avantage leur commande de faire ce qu’il souhaite d’eux. […] Ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du marchand de bière et du boulanger, que nous attendons notre dîner, mais bien du soin qu’ils apportent à leurs intérêts. Nous ne nous adressons pas à leur humanité, mais à leur égoïsme ; et ce n’est jamais de nos besoins que nous leur parlons, c’est toujours de leur avantage. » [Smith, 1776, t. I, p. 82, WN, I, ii, 2]. (49)

L’échange apparaît finalement comme le moment de la vénération d’autrui et comme celui de la reconnaissance de ses désirs et de ses passions égoïstes. Sans elle, l’échange marchand n’aurait pas lieu et deux formes antagoniques existeraient seulement : le vol niant les propriétés d’autrui (et donc sa personne) et l’aumône motivée uniquement par la pitié et par la supposition qu’autrui est incapable de subvenir seul à ses besoins. (50)

L’échange marchand peut donc être perçu comme le moment de l’utilisation de ses capacités sympathiques et de la canalisation des intérêts individuels et des passions égoïstes par la prise en compte de la situation d’autrui. (50)

Comme dans la sphère morale, la canalisation des intérêts partiaux ne s’opère ni mécaniquement, ni naturellement. Elle ne se réalise que dans l’échange grâce à la libre confrontation des jugements permettant à la fois d’éveiller le spectateur impartial et de modérer les intérêts égoïstes des échangistes. C’est pour cela que Smith est amené à valoriser la liberté de commerce, gage de l’affirmation progressive de la justice dans la sphère économique. Son objectif central est de critiquer le système partial des marchands, qui, du fait de leurs monopoles ou de leurs pouvoirs de marché, accaparent les richesses produites. C’est pour faire face à cet injuste système générant l’enrichissement du plus petit nombre et l’appauvrissement général, que Smith souhaite déterminer « par quels moyens et par quelles gradations rétablir le système de la justice et de la parfaite liberté » [Smith, 1776, t. II, p. 219, WN, IV, vii, 3, 44]. Seul ce système de la liberté naturelle peut, selon lui, permettre de faire en sorte que les potentialités morales de l’individu s’actualisent et que les règles de justice s’affirment partiellement et graduellement. La libre concurrence se présente en effet comme le seul moyen de garantir la libre confrontation des jugements sur la valeur des marchandises sans que celle-ci ne soit biaisée par les inégaux pouvoirs de marché des échangistes. Grâce à elle, grâce au débat sur les prix, et grâce à la confrontation des jugements sur la valeur qui permettent de faire advenir le spectateur impartial, les prix de marché se rapprocheraient alors, selon Smith, des prix justes, permettant de répartir à peu près équitablement les richesses produites à hauteur des contributions productives de chaque facteur. (51)