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Édouard Delruelle “Citoyenneté nomade et état-nation”

Delruelle, Édouard 2013. Citoyenneté nomade et état-nation : La politique des immigrés est-elle une biopolitique ? Tumultes 40(1) : 205-219.

Le paradoxe est connu : les migrations rendent obsolète le nom de « Nation », mais c’est en ce nom même que s’exercent sur elles les formes les plus nouvelles de violence d’État. (205)
[…] la politique que l’État mène à l’égard des immigrés, et la politique que ceux-ci inventent à travers leurs trajectoires. Pour Agamben et Negri, entre ces deux politiques, il y a disjonction pure et simple. Je pense au contraire qu’elles ne cessent de s’entrecroiser. Car si l’État exerce aujourd’hui une répression insupportable sur les migrants, aucune émancipation de ces derniers n’est pourtant envisageable sans la médiation de l’État lui-même. (206)
Autrement dit, la question du devenir-citoyen des migrants est incontournable : dans quelle mesure l’État peut-il interpeller les migrants (au sens d’Althusser) autrement que sur le mode policier, et dans quelle mesure ces migrants sont-ils à leur tour en capacité d’interpeller l’État sur leur droit à circuler librement ? (206)
C’est qu’il y a une vérité très simple : quand nous parlons des migrants, nous ne parlons pas de « nomades », de « déracinés », même pas d’« étrangers », mais avant tout de travailleurs —c’est-à-dire de gens qui circulent sur le marché du travail en cherchant un endroit où ils pourront mieux gagner leur vie, organiser un circuit pour envoyer de l’argent à leurs familles, et/ou les aider à les rejoindre. (208)
Quant à la migration « illégale » (« sans-papiers »), elle est tout entière une migration de travailleurs qui arrivent le plus souvent via des filières organisées par les employeurs eux-mêmes, avec parfois la complicité passive des autorités. On estime entre 2,5 et 4 millions le nombre de travailleurs migrants clandestins en Europe. (209)
On doit aussi contester l’identification du migrant à « l’étranger ». Au niveau mondial, les migrations sont le plus souvent internes, des zones rurales vers les centres urbains (phénomène central dans les pays émergents comme la Chine ou l’Inde). (209)
Il ne s’agit pas de nier la violence dont les migrants sont l’objet, mais d’en déterminer la nature exacte. Elle n’est pas celle de la mise au ban juridico-ontologique du migrant, mais de sa sélection comme force de travail circulant entre la périphérie et le centre du système-monde capitaliste. (210)
Condamné à cacher la réalité de son séjour par crainte d’une expulsion, ne pouvant attendre l’aide de l’État, le migrant est contraint d’accepter les conditions de travail les plus dures. Il est en fait le prolétaire dont les classes dominantes ont toujours rêvé : soumis, exploité, expulsable à tout moment. (211)
Le néolibéralisme ne gère donc pas seulement des corps et des populations, mais aussi des identités et des imaginaires culturels, c’est-à-dire des pratiques sociales ancrées dans l’ordre des différenciations anthropologiques — genre, filiation générationnelle, appartenances ethniques, religieuses, nationales, etc. (213)
Mais surtout, en assignant chacun à son identité, et en particulier à son identité culturelle, le néolibéralisme renforce le racisme qu’il prétend combattre. Car qui dit reconnaissance dit identification. Si l’on veut établir que les Arabes, les Musulmans ou les Noirs sont discriminés, il faut au préalable identifier qui est Arabe, Musulman ou Noir, et même mesurer qui, de l’Arabe, du Noir ou du Musulman est le plus discriminé. La lutte contre les discriminations dégénère alors en lutte pour la reconnaissance des injustices endurées, chaque communauté cherchant à démontrer qu’elle l’emporte au palmarès de la souffrance collective. (215)
La violence du néolibéralisme n’est donc pas seulement une violence biopolitique, son racisme n’est pas exclusivement eugénique ou biologisant26, car il épouse aussi les contours des « cultures » et des « civilisations » pour fixer à chacun sa place sur l’axe centre/périphérie. Le corps racisé est un corps investi d’imaginaire culturel. (216)
D’une telle « politisation », on peut attendre qu’elle ouvre un espace de lutte où le migrant sera considéré et défendu pour ce qu’il est réellement, à savoir non pas un « étranger » mais un travailleur. J’ai pu mesurer très concrètement que la lutte pour les droits des migrants était beaucoup plus efficace quand elle était menée par des syndicats ouvriers exigeant l’application du droit du travail, que par des associations humanitaires activant le droit des étrangers. (217)
Aux métaphysiques du nomadisme et du métissage qui exaltent le migrant comme citoyen du monde voire même sans monde, j’oppose donc deux propositions qui l’honorent dans sa qualité de citoyen dans le monde : 1. le migrant est un travailleur, il doit être défendu comme tel, avant de l’être en qualité d’« étranger » ; 2. le migrant est un citoyen à part entière, que l’on ne peut soustraire et qui ne peut se soustraire aux institutions communes de la sociabilité, de la production et du savoir. Les deux propositions, et les politiques qui en découlent, sont indissociables. (219)