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Luca Paltrinieri “Quantifier la qualité”

March 13, 2014 Leave a comment

Paltrinieri, Luca 2013. Quantifier la qualité. Le « capital humain » entre économie, démographie et éducation. Raisons politiques, 52(4) : 89-107.

Dans les théories économiques classiques, la croissance économique est fondée sur le jeu et l’interaction de trois sources : les terres (le capital foncier), le capital physique (ou les moyens de production), le travail. C’est la combinaison de ces trois sources qui, selon les différents modèles économiques assure la production de plus-value. (90)

La notion de « qualité » de la ressource humaine reposait ainsi sur le constat que le travail produit par une personne compétente a une productivité supérieure à n’importe quel travail. L’augmentation du stock de compétences, et donc du capital humain, à travers l’éducation ou l’expérience se traduit par l’augmentation de la qualité de la population. La croissance de la qualité populationnelle implique à son tour l’augmentation de la productivité du travail, et conduit ensuite à l’augmentation de la valeur économique du temps du travail, se traduisant par des revenus plus élevés. Ce cercle vertueux montre, selon Theodore Schultz, que l’accroissement du stock de capital humain représente « la plus grande réussite de la croissance économique moderne ». Dans l’« humain » on aurait découvert une source de valeur virtuellement renouvelable à l’infini, permettant de démentir l’idée d’une économie condamnée à l’exploitation des ressources rares et conflictuelles. (94)

Selon l’économiste américain, les économistes classiques n’avaient pas vu les potentialités de cette nouvelle source de valeur qu’est le travail humain précisément parce qu’ils ne s’étaient pas donnés une notion qualitative ni du temps de travail, ni de la population. Ce n’est pas un hasard si la polémique contre Malthus est un leitmotiv des analyses néolibérales : s’étant donné une « théorie quantitative de la population », il a réduit la qualité de vie à « la simple survie du commun des mortels », sans percevoir l’importance des aptitudes, des talents, des compétences acquises et améliorables. (95)

Autrement dit, là où Marx a pensé le salaire seulement comme une reproduction de la force de travail, Schultz interprète les salaires comme une source d’« investissement sur soi » se traduisant dans l’amélioration de la qualité de la population. (95)

[…] la démographie qualitative doit se situer sur l’échelle de l’individu : alors que la démographie quantitative concerne l’homme en tant que masse, la démographie devient qualitative lorsqu’elle arrive à apprécier la valeur de l’individu et les facteurs qui le conditionnent. Autrement dit, la démarche qualitative doit permettre de passer du constat des faits à la recherche des causes de l’action individuelle. (96 – Jean Sutter)

La question se pose d’expliquer la relation entre variation qualitative et quantitative de la population afin d’établir une série de mesures destinées, selon Sutter, « à augmenter la qualité intrinsèque de l’homme » : législation du travail, taxes, prêts, ou encore par exemple la durée de congé de maternité. En mettant sur le plateau la question de la qualité, Sutter ouvre ainsi la boîte de Pandore des rapports entre économie et démographie, restés jusque-là sous le signe de la variable quantitative. Parler de qualité signifie suggérer que la valeur économique de l’humain doit être mesurable et peut être augmentée. Qu’est-ce que peut être une mesure de la qualité, ou une quantification de la qualité de l’humain ? (98)

Pour expliquer la relation négative entre fécondité et revenu, Gary Becker inverse le modèle malthusien. Il montre ainsi que la fécondité des couples est soumise à des variables économiques et peut être étudiée dans le même cadre que celui de l’analyse de la demande de biens durables : il y a une demande d’enfants comme il peut y avoir une demande de biens immobiliers. Les enfants, en d’autres termes, entrent dans la ligne de compte de choix substituables, concernant la manière dont sont allouées des ressources rares à des fins concurrentes. C’est bien là le point de départ, l’hypothèse sur laquelle se base la théorie du capital humain. (99)

Conformément à l’approche utilitariste choisie par Gary Becker, la « qualité » est donc une certaine utilité de l’enfant : exactement comme une voiture, l’enfant produit une utilité pour les parents et plus particulièrement un gain « psychique » (psychic income). Cette utilité est intrinsèquement liée à un coût, exactement de la même manière que les qualités d’une voiture (confort, sécurité, vitesse, etc.) sont liées à son prix. Ainsi la « qualité » de l’enfant n’est rien d’autre qu’un paquet d’attributs qui peuvent être améliorés avec des investissements ciblés : par exemple sur la nourriture, sur la santé, sur l’éducation. (100)

Si la notion de capital humain rebondissait sur l’éducation et le soin dû aux enfants, on comprend pourquoi la notion de « coûts d’opportunité » permettait finalement de quantifier la qualité : lorsque le revenu augmente, non seulement le prix de l’enfant augmente, mais, parallèlement, la demande de qualité tend à dépasser la demande de quantité. Mesurer le capital humain devient ainsi possible précisément à partir du coût des investissements sur les enfants, notamment en éducation et en formation. Mais ces évaluations se fondent précisément sur la première quantification de la qualité que les parents en tant qu’agents rationnels opèrent pour ainsi dire spontanément, lorsqu’ils traduisent la qualité désirée des enfants en nombre d’enfants. (101)

Lorsque l’on se place au niveau des pratiques gouvernementales, on se rend compte que l’avènement du capitalisme impliquait non seulement le jeu de la terre, du capital et du travail, mais aussi la transformation du temps humain par une bio-politique. (102)

Pour les néolibéraux, la théorie du capital humain est un nouvel humanisme. « Mettre l’humain au centre » comme l’affirme encore aujourd’hui Gary Becker, signifie faire des acteurs économiques des auteurs de leurs choix et transformer ainsi l’économie de théorie de la formation du valeur à analyse de la rationalité d’individus libres d’agir et de choisir. La fiction du choix rationnel à la base de tout comportement, délibérément assumé, libérerait en effet les acteurs de toute déterminisme social. (102)

Ainsi, nous croyons que c’est l’analyse de l’investissement en capital humain qui révèle ce qu’est une biopolitique à l’âge néolibéral. Foucault, et avec lui une bonne partie de la réflexion philosophique, donne une importance exagérée aux facteurs d’amélioration d’un « bon équipement génétique ». Certes, il s’agit d’un thème fascinant, toutefois les modèles économistes néolibéraux l’éliminent d’entrée de jeu, car il est évident que le principal moyen pour augmenter à la fois le capital humain individuel et la qualité de la population est l’éducation. L’éducation est le domaine par excellence où les coûts d’opportunité se transforment en compétences, et donc en valeur économique du temps humain. (104)

le capital humain est cet espèce de miracle qui fait de l’éducation un « fait social » total et redéfinit la biopolitique comme une démarche d’amélioration de la qualité de la population axée sur l’éducatif. En même temps et parallèlement, le fait éducatif devient l’enjeu central d’une action de gouvernement à distance, par laquelle plutôt que de former directement des individus, on agit indirectement sur leurs choix d’investissement. (105)

Comme Michel Foucault lui-même le remarque, les néolibéraux américains dérivent leur conception du capital de Irwin Fisher, pour qui « à chaque instant, la valeur du capital provient de la valeur du revenu futur que ce capital est appelle à produire ». Cela signifie que la valeur d’un article de richesse ou de propriété ne dépend que de l’avenir et non du passé. (106)

D’où la condition schizophrénique du sujet néolibéral : il doit tout le temps s’évaluer au présent, mais cette évaluation constante porte toujours sur ce qu’il pourrait être. Autrement dit, le capital humain est composé par des compétences dont l’usage ou la jouissance sont toujours renvoyés au futur, comme une promesse toujours réitérée. Il serait faux de dire que le sujet néolibéral possède et dispose de son capital humain de la même façon dont le capitaliste dispose des moyens de production : en réalité on ne peut « jouir » du capital humain autrement que sous le mode d’une auto-évaluation infinie. Ainsi, l’expérience de « l’entrepreneur de soi » se rapproche de la dépossession plus que de la jouissance. (106)